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Créations originales et Traductions de Paul Bétous
26 août 2016

Sub-Sole de Baldomero Lillo

Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).

Ce recueil est inédit en français, c'est pourquoi j'ai lancé une campagne de financement participatif pour combler ce manque, je vous invite à y jeter un coup d’œil ici.

Et n'oubliez pas de diffuser ce message. Merci de votre soutien.

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Sub-Sole

de Baldomero Lillo

 

Assise sur le sable mou, pendant que le petit faisait taire sa faim, Cipriana, les yeux rendus humides et brillants par l'excitation de la marche, embrassa du regard la mer lisse comme une plaine liquide.

Le fabuleux panorama qui se déployait sous ses yeux lui fit oublier un instant sa pénible traversée des grèves littorales. La voûte céleste se reflétait sur les eaux d'un bleu profond. La tranquillité de l'air et la quiétude de la marée basse donnaient à l'océan l'apparence d'un vaste étang diaphane et immobile. Pas une vague, pas une ride sur son transparent cristal. Là-bas, au loin, sur la ligne d'horizon, le voilage d'un bateau interrompait à peine l'auguste solitude des vagues silencieuses.

Cipriana se remit debout après un bref repos. Il lui restait encore un long chemin à parcourir avant d'arriver à l'endroit où elle se rendait. Sur sa droite, un haut promontoire entrait dans la mer, exhibant des versants escarpés et dénués de toute végétation. Sur sa gauche, une grande plage, de blanc sable fin, s'étendait jusqu'à une sombre chaîne de collines s'élevant vers l'Orient. La jeune femme, un panier d'osier pendu à son bras droit, recouvrit l'enfant qui dormait sous les plis de son châle en laine, dont les couleurs criardes, vertes et écarlates, ressortaient intensément sur le gris monotone des dunes. Puis elle descendit lentement le flanc sablonneux et se mit à marcher le long de la plage. La mer avait découvert, en se retirant, une large bande de terrain ferme, légèrement humide, sur laquelle les pieds de la ramasseuse de coquillages ne laissaient qu'une empreinte légère. Aussi loin que l'on puisse tourner le regard, pas un être humain ne se distinguait. Tandis que quelques mouettes virevoltaient sur le blanc ruban que produisait un ressac léger, d'énormes pélicans, les ailes déployées et immobiles, glissaient les uns après les autres au ras des eaux endormies, comme des cerfs-volants suspendus par un fil invisible. Leurs silhouettes fantastiques s'agrandissaient démesurément par-dessus les dunes, avant de doubler le promontoire pour se perdre en haute mer. Après une demi-heure de marche, la ramasseuse de coquillages se retrouva face à de gros blocs de pierres qui lui barraient le passage. À cet endroit, la plage se rétrécissait et finissait par disparaître sous de grandes plaques de roches basaltiques lézardées par de profondes fissures. Cipriana contourna facilement l'obstacle et prit par la gauche pour se retrouver tout à coup dans une crique minuscule, ouverte entre les hautes murailles d'une gorge profonde.

La plage réapparaissait alors, mais très courte et très étroite. L'anse, délimitée par un demi-cercle obscur, était recouverte par l'or pâle du sable qui s'étendait comme un tapis d'une extrême finesse.

Le premier réflexe de la mère fut de chercher un endroit protégé des rayons du soleil, pour y déposer le loupiot. Elle le trouva bien rapidement dans l'ombre projetée par un énorme rocher, dont les flancs, encore humides, conservaient les traces indélébiles des coups de griffes des vagues.

Après avoir choisi le coin qui semblait le plus sec et le plus éloigné de la rive, elle retira l'ample châle de ses épaules et arrangea un lit moelleux au tout-petit qui dormait. Elle le coucha dans ce nid improvisé avec une attention amoureuse pour ne pas le réveiller.

L'enfant, blanc et potelé, très développé pour ses dix mois, avait, à cet instant, les yeux voilés par de fines paupières, roses et transparentes.

La mère resta quelques minutes en extase, dévorant des yeux ce beau visage plein de grâce. La peau brune, de taille moyenne, la chevelure noire et abondante, la jeune femme n'était pas belle1. Ses traits grossiers, ses lignes vulgaires, n'étaient pas attrayants. La grande bouche aux lèvres épaisses montrait une dentition de paysanne, solide et blanche, tandis que ses petits yeux marrons, légèrement enfoncés, manquaient d'expression. Pourtant, quand ce visage se tournait vers le loupiot, les lignes s'adoucissaient, les pupilles brillaient d'une intensité passionnée, et l'ensemble apparaissait agréable, doux et sympathique.

Le soleil, haut sur l'horizon, inondait de lumière ce recoin caché d'une beauté incomparable. Les flancs du défilé disparaissaient sous un mur tissé d'arbustes et de plantes grimpantes. Le cri mélancolique du pic du Chili résonnait à intervalles réguliers par-dessus le bourdonnement léger des insectes et le blanc murmure des vagues entre les pierres.

La tranquillité de l'océan, l'immobilité de l'air et la placidité sereine du ciel avaient quelque chose de la douceur qui se dessinait sur la face du petit et resplendissait dans les pupilles de la mère, subjuguée, malgré elle, par l'irrésistible charme de ce tableau.

Se retournant vers la rive, elle examina la petite plage devant laquelle s'étendait une vaste plate-forme de rochers qui entrait dans la mer sur une cinquantaine de mètres. La roche, lisse et polie, était entrecoupée par d'innombrables failles, tapissées de mousses et d'algues diverses et variées.

Cipriana se déchaussa de ses gros godillots et remonta la jupe de percale décolorée sur ses hanches. Elle prit le panier, traversa la plage asséchée et avança sur les rochers humides et glissants, se baissant à chaque instant pour examiner les failles qu'elle trouvait sur son passage. Ces trous étaient pleins de coquillages de toutes sortes. La jeune femme détachait les mollusques des pierres à l'aide d'un crochet de fer et les jetait dans son panier. Elle interrompait sa tâche de temps en temps pour jeter un regard rapide sur le loupiot, qui continuait de dormir profondément.

L'océan ressemblait à un vaste étang turquoise. Bien que la basse mer soit passée depuis bien longtemps, la marée montait si lentement que seul un œil exercé pouvait percevoir la partie visible de la roche diminuer insensiblement. Les eaux pénétraient plus violemment et plus amplement le long des défilés.

La ramasseuse de coquillages poursuivait sa tâche sans se presser. Elle connaissait bien les lieux et, vu l'heure, elle avait encore largement le temps avant que la plate-forme ne disparaisse sous les flots.

Le panier se remplissait rapidement. Entre les feuilles transparentes du luche2 se détachaient les tons gris des escargots, le blanc mat des tacas3 et le vert visqueux des chapes4. Cipriana, le corps incliné, le panier dans une main et le crochet dans l'autre, allait et venait avec un aplomb absolu sur ce sol glissant. Le bustier serré laissait voir la naissance du cou rond et bronzé de la ramasseuse de coquillages, dont les yeux scrutaient avec vivacité les failles pour y découvrir le coquillage qu'elle arrachait ensuite de la surface rugueuse de la pierre. Elle se redressait de temps en temps pour relever sur la nuque ses cheveux d'un noir profond. Sa taille forte et grossière de paysanne s'élevait sur de larges hanches aux lignes vigoureuses, non dénuées de prestance et de grâce. Le doux baiser du soleil colorait ses grosses joues, et l'air oxygéné qu'elle aspirait à plein poumons faisait bouillir dans les veines le sang de cette jeune fille robuste dans la fleur de l'âge. Le temps passait, la marée montait lentement, envahissant petit à petit les parties basses de la plate-forme, quand tout à coup Cipriana, qui allait d'un bout à l'autre, travaillant consciencieusement, s'arrêta et regarda attentivement à l'intérieur d'une crevasse. Elle se releva et fit un pas en avant ; mais elle tourna sur elle-même presque aussitôt et retourna se poster au même endroit. Ce qui captivait son attention, l'obligeant à faire marche arrière, se trouvait être la coquille d'un escargot qui gisait au fond d'une petite ouverture. Bien que minuscule, d'une forme étrange et rare, elle paraissait plus grande à travers l'eau cristalline.

Cipriana se mit à genoux et introduisit sa main droite dans le trou, mais sans résultat, car la fente était trop petite et elle ne put qu'à peine toucher de la pointe des doigts l'objet nacré. Ce contact ne fit rien d'autre qu'aviver son désir. Elle retira la main et hésita une seconde mais, se souvenant de son fils, elle se dit que la coquille ferait un joli jouet pour le gamin. Et pour pas un sou !

La teinte rose pâle de l'escargot, aux si beaux tons irisés, se détachait avec tant de délicatesse sur la mousse, pareille à un écrin de velours vert, que, faisant une nouvelle tentative, elle passa l'obstacle et pris la précieuse coquille. Elle essaya de retirer sa main mais n'y parvint pas. Elle fit en vain de vigoureux efforts pour s'échapper. Ils se révélèrent tous inutiles : elle était prise au piège. La forme du trou et la viscosité de ses bords avaient permis de glisser avec difficulté le poing à travers la gorge étroite, qui l'enserrait maintenant comme un bracelet et empêchait le passage de la main gonflée par l'effort.

Cipriana n'éprouva, au début, qu'une légère contrariété, qui se transforma en colère sourde au fur et à mesure que le temps passé en d'infructueux efforts. Puis, une vague angoisse, une inquiétude commença à prendre possession de son esprit. Le cœur accéléra ses battements et une sueur froide lui humidifia les tempes. Le sang se paralysa soudainement dans les veines, les pupilles s'agrandirent et un tremblement nerveux secoua ses membres. La terreur déformait ses yeux et son visage ; elle avait vu devant elle une ligne blanche, mobile, qui avançait de quelques pas sur la plage avant de reculer rapidement : l'écume d'une vague. L'image terrifiante de son fils traîné et chamboulé par le flux de la marée se présenta claire et nette à son imagination. Elle poussa un hurlement pénétrant, renvoyé par l'écho du défilé avant de glisser sur les eaux et de s'évanouir au large de l'immensité liquide.

Agenouillée sur la pierre, elle se débattit furieusement quelques minutes. Ses articulations grinçaient et se disloquaient sous la tension de ses muscles, et ses cris semaient la peur chez la population ailée qui cherchait sa nourriture à proximité de la crique : mouettes, corbeaux, hirondelles des mers, prirent leur envol et s'éloignèrent avec empressement, sous la splendeur radieuse du soleil.

La femme avait un terrible aspect : les vêtements trempés de sueur s'étaient collés à la peau, la chevelure en désordre lui cachait en partie le visage atrocement défiguré, les joues s'étaient creusées et les yeux projetaient un éclat extraordinaire. Elle avait cessé de crier et regardait fixement le petit paquet qui gisait sur la plage, en essayant de calculer le temps qu'il faudrait aux vagues pour arriver jusqu'à lui. Ça n'allait pas tarder, la marée précipitait en effet sa marche en avant et, très vite, la plate-forme ne dépassa plus les eaux que de quelques centimètres.

L'océan, calme jusque-là, commençait à bomber le torse et des secousses convulsives ébranlaient ses épaules reluisantes. Des courbes légères, de petites ondulations interrompaient de toutes parts la superficie bleue et lisse. Une houle légère, au murmure caressant et rythmé, commença à fouetter les flancs de la roche et à déposer sur le sable de blancs copeaux de mousse qui, sous les rayons ardents du soleil, prenaient les tons et les reflets de la nacre et de l'arc-en-ciel.

Une ambiance de paix et de sérénité absolues flottait dans l'anse cachée. L'air tiède, imprégné des acres émanations salines, laissait percevoir, à travers la quiétude de ses ondes, le léger claquement de l'eau sur les roches, le bourdonnement des insectes et le cri lointain des faucons marins.

La jeune femme, détruite par les efforts terribles qu'elle avait faits pour se libérer, posait son regard implorant tout autour d'elle, sans trouver ni sur terre ni en mer un être vivant capable de l'aider. Elle appela, en vain, les siens : l'auteure de ses jours, le père de son fils, qui, derrière les dunes, attendaient son retour dans la ferme humble et misérable. Nulle voix ne répondit à la sienne, elle dirigea alors sa vue vers les hauteurs (lo alto) et son amour maternel arracha de son âme inculte et rude, torturée par l'angoisse, des phrases et des prières d'une éloquence déchirante :

- Mon Dieu, ayez pitié de mon fils, sauvez-le, secourez-le ! … Pardon pour mon fils seigneur ! Sainte Vierge, protégez-le ! … Prenez ma vie : ne lui ôtez pas la sienne ! Ma Mère, permettez-moi d'enlever ma main pour l'éloigner ! … Un moment, un instant de plus ! … Je te jure de revenir ici ! Je laisserais les eaux m'avaler, que mon corps soit mis en morceaux sur ces pierres ; je ne bougerais pas, et je mourrais en te bénissant ! Sainte Vierge, arrête la mer ; retiens les vagues ; ne permets pas que je meure désespérée ! Miséricorde Seigneur ! Pitié, mon Dieu ! Écoute-moi Très Sainte Vierge ! Entends-moi, ma Mère !

La première vague qui envahit la plate-forme arracha à la mère un dernier cri de fou désespoir. Puis ne jaillirent de sa gorge que des sons rauques, éteints comme les râles d'un moribond.

L'eau froide rendit à Cipriana son énergie, et la lutte pour s'échapper de la faille recommença, plus furieuse et désespérée qu'auparavant. Ses violentes secousses et le frottement de la chair contre la pierre, avaient gonflé les muscles, et l'anneau de granite qui l'emprisonnait eu l'air de se resserrer autour du poignet.

La masse liquide qui montait sans cesse finit par couvrir la plate-forme. Seule la partie supérieure du buste de la femme agenouillée dépassait au-dessus de l'eau. Dès cet instant, les progrès de la marée furent si rapides que la houle s'approcha bientôt de l'endroit où se trouvait le marmot. Quelques minutes passèrent encore et le moment inévitable arriva. Une vague, allongeant ses griffes élastiques, dépassa le point où dormait le tout-petit qui se réveilla au contact froid de ce brusque bain. Il se tordit comme un ver de terre et lança un hurlement pénétrant.

Pour que rien ne manque à son martyre, la jeune femme ne perdait pas un détail de la scène. Au son de ce cri, qui déchira les fibres les plus profondes de ses entrailles, une rafale de folie fit étinceler ses pupilles égarées, et, telle la bête prise dans le collet qui coupe le membre emprisonné avec ses dents, elle s'inclina sur la pierre, la bouche affamée prête à mordre ; mais ce recours lui était interdit : l'eau, qui la recouvrait jusqu'à la poitrine, l'obligeait à garder la tête relevée.

Sur la plage, les vagues allaient et venaient, joyeuses, folâtres, s'amusant à emballer l'oisillon dans leurs plis. Elles l'avaient défait de sa couche grossière et le petit corps potelé, sans autre vêtement que la chemisette blanche, roulait dans la mousse, agitant désespérément ses jambes et ses bras minuscules. Sa peau lisse et délicate, blessée par les rayons du soleil, reluisait, polie par le choc de l'eau et le frottement rêche et interminable du sable.

Une ultime convulsion fit trembler Cipriana qui regardait tout cela, le cou étiré et les yeux exorbités. Puis, dans le paroxysme de la douleur, sa raison éclata subitement. Tout disparut de sa vue. La lumière de son esprit, fouetté par une rafale formidable, s'éteint, et, tandis que l'énergie et la vigueur, détruits en un instant, cessaient de soutenir le corps dans cette posture forcée, la tête plongea dans l'eau, un léger tourbillon agita les ondes et quelques bulles apparurent sur la surface tranquille de la pleine mer.

Jouet des vagues, l'enfant lançait depuis la rive des vagissements, chaque fois plus faibles et plus tardifs, que l'océan, comme une tendre nounou, s’efforçait de taire. Il multipliait les embrassades, fredonnait ses plus douces chansons, le mettait sur le dos puis sur le ventre, le berçait de-ci de-là, toujours prévenant et infatigable.

Les pleurs cessèrent enfin : le petiot s'était rendormi, et, bien que la figure soit contusionnée, les yeux et la bouche pleins de sable, le sommeil était calme, mais si profond que, lorsque la marée l'entraîna vers la pleine mer et le déposa sur le fond sous-marin, il ne se réveilla plus jamais.

Enfin, tandis que le ciel bleu étendait son rond baldaquin sur la terre et sur les eaux, ce lit nuptial où la mort et la vie se lient éternellement, la douleur infinie de la mère qui, partagée entre les âmes, aurait rendu l'humanité taciturne, ne ternit pas de la plus légère ombre l'harmonie divine de ce tableau palpitant de vie, de douceur, de paix et d'amour.

* * *

1À l'époque, la beauté d'une femme se mesurait à la blancheur de sa peau et la blondeur de ses cheveux. Je présume que cette état de fait vient d'un double rejet : celui de l'indigène et de la travailleuse. En effet, la peau bronzée ne l'est pas grâce au bain de soleil des vacances, mais parce qu'elle passe ces journées travaillant sous un soleil de plomb.

2Nom d'origine mapuche. Porphyra sp ou Porphyra Columbina selon les sources : algue rouge comestible très prisée au Chili.

3Nom d'origine mapuche. Protothaca Thaca : Molusque bivalve comestible à la coquille striée, blanche et tachetée de rouge

4Nom d'origine mapuche. Coquillage comestible des côtes chiliennes.

 

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Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).


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