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Créations originales et Traductions de Paul Bétous
22 mars 2018

Les neiges éternelles de Baldomero Lillo - Nouvelle édition

Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo, et publié en 1907 dans le recueil Sub Sole (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).


Malgré l'importance de cet auteur pour la littérature latino-américaine, sinon universelle, ce conte et bien d'autres n'ont jamais été traduits en français, j'ai donc voulu remédier à ce manque en traduisant et en éditant un recueil de 7 contes - sous licence creative commons pour que tout le monde puisse en profiter librement -, vous le retrouverez ici sous toutes ces formes.


Et n'oubliez pas de diffuser ce message. Merci de votre soutien.

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texte au format .pdf

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Illustation de Hanna Prashkovich

 

 

À ma chère nièce,

Mariita Lillo Quezada

 

Ses anciens souvenirs restaient très vagues. Blanche, plume de neige, avait virevolté au-dessus des pics et des monts venteux jusqu’à ce qu’une rafale la fouette et la colle sur l’arête d’une roche, où un froid terrible la solidifia subitement. Là, elle passa de nombreuses et interminables heures, prisonnière. Son immobilité forcée l’ennuyait terriblement. Elle enviait le passage des nuages et le vol des aigles, et quand le soleil parvenait à rompre la masse de vapeur qui enveloppait la montagne, elle implorait d’une petite voix tremblotante :

  • Oh, père soleil, arrache-moi de cette prison ! Rends-moi la liberté !

Elle réclama tant qu’un matin le soleil, compatissant, la toucha d’un de ses rayons faisant vibrer ses molécules. Pénétrée par une douce chaleur, elle perdit alors sa rigidité et son immobilité puis, comme une sphère de diamant minuscule, elle roula tout le long de la pente vers un ruisseau dont les eaux troubles l’enveloppèrent et l’entraînèrent dans leur chute vertigineuse à travers les flancs de la montagne. Elle roula ainsi de cascade en cascade, tombant sans cesse, jusqu’à ce que le ruisseau s’arrête soudain brusquement, après avoir plongé dans une faille. Cette étape n’en finissait pas. Soumise à une profonde obscurité, elle glissait au sein de la montagne comme à travers un filtre gigantesque…

Alors qu’elle se croyait déjà enterrée pour le restant de ses jours, elle surgit enfin un beau matin sous la voûte d’une grotte. Elle glissa, pleine de plaisir, tout au long d’une stalactite et, suspendue à son extrémité, elle regarda un instant l’endroit où elle se trouvait.

Cette grotte ouverte dans la roche vive était d’une beauté merveilleuse. Elle était illuminée par une clarté étrange et fantastique, donnant à ses murs des tons de porphyre et d’albâtre : on voyait près de l’entrée une petite source d’eau cristalline resplendissante.

Bien que tout ce qui se trouvait là lui paraisse délicieusement beau, elle ne trouva rien qui puisse se comparer à elle-même. D’une transparence absolue, traversée par les rayons du soleil, elle reflétait toutes les teintes du prisme. Elle ressemblait tantôt à un brillant d’eau extrêmement pure, tantôt à l’opale, à la turquoise, au rubis ou au saphir pâle.

Gonflée d’orgueil, elle se détacha de la stalactite et tomba dans la source.

Un léger bruissement d’ailes réveilla soudain les échos silencieux de la grotte, et la gouttelette orgueilleuse vit comment quelques oiseaux au plumage noir et blanc se posaient autour de la source dans un bruyant vacarme : il s’agissait d’une volée d’hirondelles. Les plus petites s’avancèrent les premières. Elles étiraient leurs petits cous moirés et buvaient avec délice tandis que leurs aînées leur disaient en attendant patiemment leur tour :

  • Buvez en quantité, aujourd’hui nous traversons la mer !

La pèlerine de la montagne regardait avec étonnement les gouttes d’eaux qui l’entouraient s’offrir – avec plaisir semblait-il – aux becquetées gloutonnes qui les absorbaient les unes après les autres dans un glouglou musical et rythmique.

  • Mais comment pouvez-vous être comme ça ! disait-elle. Mourir pour que ces sales volatiles étanchent leur soif ! Que vous êtes bêtes !

Alors, pour fuir les assoiffées, elle resserra ses molécules et plongea au fond.

Lorsqu’elle remonta à la surface, la bande avait déjà pris son envol et se détachait comme une tâche sur le ciel d’un bleu intense.

  • Elles sont parties à la recherche de la mer, pensa-t-elle. À quoi peut bien ressembler la mer ?

Le désir de sortir d’ici, de vagabonder à travers le monde, s’empara d’elle une fois de plus. Elle tourna tout autour de la petite source en cherchant une sortie jusqu’à ce qu’elle trouve enfin dans la cuve de granite une petite déchirure par où se glissait un filet d’eau. Elle s’abandonna joyeusement au courant qui grossissait sans cesse grâce aux filtrations de la montagne, pour terminer sa course dans la vallée, transformé en un joli ruisseau d’eaux claires et transparentes comme le cristal. Quel délicieux voyage que celui-ci ! Les rives du ruisseau disparaissaient sous un épais tapis de fleurs. Les violettes et les jacinthes, les joncs et les lys se dressaient sur leurs tiges pour regarder le courant. Elles s'exclamaient, agitant coquettement leurs étamines chargées de pollen :

  • Ruisseau, la fraîcheur qui nous redonne la vie, la teinte de nos pétales et l’arôme de nos calices, nous te devons tout ! Arrêtez-vous un instant pour recevoir l’offrande de vos préférées.

Mais le ruisseau, sans arrêter de courir, murmurait :

  • Je ne peux pas m’arrêter, poussé par la pente. Mais, écoutez mon conseil. Abreuvez bien vos racines, car le soleil a dispersé les nuages et inondera aujourd’hui les champs d’une pluie ardente.

Alors les plantes, suivant ce conseil, étirèrent leurs tentacules par-dessous la terre et absorbèrent avidement l’onde fraîche.

La fugitive de la source glissait près de la rive et cherchait à dépasser la surface pour mieux voir le paysage. Alors qu’elle effleurait une pierre, elle se vit soudain retenue par une radicelle qui se montrait par une brèche. Une violette dont les pétales étaient déjà fanés s’inclina sur sa tige et dit à la voyageuse :

  • Cela fait deux jours que mes racines ne parviennent pas à atteindre l’eau. Mes heures sont comptées. Sans un peu d’humidité, je mourrai sans faute aujourd’hui. Toi, tu me donneras la vie, pieuse gouttelette et moi, en échange, je te transformerai en ce divin nectar que butinent les papillons ou je t’exhalerai dans les airs, convertie en un parfum exquis.

Mais l’interpellée lui répondit, dédaigneuse, en s’éloignant :

  • Garde ton nectar et ton parfum. Je ne céderai jamais une seule de mes molécules. Ma vie vaut plus que la tienne. Adieu !

Puis elle roula le long des berges fleuries, glissant voluptueusement, évitant les contacts impurs, s’éloignant des racines et des oiseaux et fuyant au passage les branchies des poissons qui pullulaient dans les eaux dormantes.

Le ciel, le soleil, le paysage tout entier disparurent à l’improviste. Le ruisseau avait de nouveau plongé dans la terre et courait vers l’inconnu au milieu des ténèbres.

Traînée par le torrent souterrain, la fille du soleil et de la neige, terrifiée à l’idée qu’un choc contre un obstacle invisible la désagrège, augmenta si bien la cohésion de ses atomes qu’elle était toujours intacte lorsque les ondes tumultueuses se furent calmées. Elle était toutefois si étourdie qu’elle n’aurait pu dire avec précision si cette course effrénée avait duré une minute ou un siècle. Bien que l’obscurité soit profonde, elle se rendit compte qu’elle se trouvait submergée dans une masse d’eau plus dense que celle du ruisseau, et dans laquelle elle remontait comme une bulle d’air. Une clarté ténue qui venait des hauteurs et qui augmentait par instant dissipait petit à petit les ombres. Elle remonta aussi vite qu’une flèche. Et, avant de pouvoir observer quoique ce soit de ce qui se passait autour d’elle, elle se retrouva à nouveau sous un ciel illuminé par le soleil.

Comme ces parages lui semblèrent bizarres ! Ni arbres, ni collines, ni montagnes ne limitaient l’incommensurable étendue alentour !

Une couche d’émeraude s’étendait de toutes parts, aux confins de l’horizon, comme fondue dans un immense creuset.

Tandis que la vagabonde du ruisseau, perdue dans l’immensité, s’endormait sur les ondes, une ombre intercepta le soleil. Il s’agissait d’un oisillon dont les ailes effleuraient presque la plaine liquide. La goutte d’eau le reconnut immédiatement comme l’une des hirondelles qui avaient bu à la source de la montagne. L’oiseau l’avait vu également et, agitant les ailes, fatigué, il lui dit d’une voix défaillante :

  • Dieu t’a sans nul doute mis sur mon chemin. La soif me tourmente et m’affaiblit. J’arrive à peine à me maintenir en l’air. Ayant pris du retard sur mes sœurs, la mer immense sera ma tombe si tu ne permets pas que je rafraîchisse ma gueule sèche et ardente en te buvant. Si tu y consens, je pourrais encore atteindre la rive où m’attendent le printemps et la félicité.

Mais la goutte solitaire lui répondit :

  • Si je disparaissais, pour qui flamboierait le soleil et brilleraient les étoiles ? L’univers n’aurait pas de raison d’être. Ta demande est absurde et bien trop ridicule. Charmé par ma beauté, l’océan salé m’a prise pour épouse ; je suis la reine de la mer !

L’oiseau moribond insista et supplia en vain, voletant autour de l’inclémente jusqu’à ce que, n’ayant plus de force, il finisse par sombrer dans les vagues. Il fit un dernier effort pour sortir de l’eau, mais ses ailes mouillées refusèrent de le supporter et, après une courte lutte pour se maintenir à flots sur les ondes traîtres et salées, il s’enfonça en leur sein pour toujours.

Quand il eut disparu, la gouttelette d’eau douce sentencia gravement :

  • Il n’a que ce qu’il mérite. Voyez la prétention et l’audace de ce vagabond buveur d’air !

Le soleil, au zénith, déversait sur la mer l’ardente irradiation de son brasier éternel ; la gouttelette imprudente, qui flottait, paresseuse, à la surface se sentit soudain embrasée par une terrible chaleur. Et, avant de pouvoir l’éviter, elle se retrouva transformée en un léger lambeau de vapeur qui s’élevait dans un air de plus en plus rare, jusqu’à une hauteur incommensurable. Là, un courant venteux la traîna au-dessus de l’océan au point de voir à nouveau, en descendant, des vallées, des collines et des montagnes.

Submergée par une masse de vapeur qui recouvrait de son blanc baldaquin une vaste campagne desséchée par la chaleur, elle entendit monter de la terre une clameur remplissant l’atmosphère. C’étaient les voix gémissantes des plantes qui disaient :

  • Oh nuages, donnez-nous de quoi boire ! Nous sommes en train de mourir de soif ! Pendant que le soleil nous brûle et nous dévore, nos racines ne trouvent pas dans la terre calcinée le moindre atome d’humidité. Nous périrons inexorablement, si vous ne déclenchez pas au moins une bruine. Nuages du ciel, pleuvez, pleuvez !

Alors les nuages pleins de piété, se condensèrent en gouttes minuscules qui inondèrent d’une pluie copieuse les champs assoiffés.

Mais la goutte d’eau évaporée par le soleil, qui flottait elle aussi entre la brume, dit :

  • Il est bien plus beau d’errer à l’aventure dans le ciel bleu que de se mélanger à la terre et de se transformer en boue. Moi, je ne suis pas née pour cela.

Puis, se faisant la plus ténue possible, elle laissa en dessous les nuages et remonta bien haut vers le zénith. Mais, alors qu’elle était captivée par le vaste horizon, un vent impétueux venu de la mer l’entraîna jusqu’à la cime enneigée d’une montagne gigantesque et, avant qu’elle ne se rende compte de ce qui lui arrivait, elle se trouva brusquement transformée en une plume de neige légère qui descendit sur le sommet, où elle se solidifia instantanément.

Une angoisse inexplicable la prit. Elle était de retour au point de départ et elle entendit murmurer à ses côtés :

  • Voilà de retour parmi nous une des Élues ! Elle ne gaspilla pas une de ses molécules en pollen, en rosée, ou en parfum. Elle est donc digne d’occuper ce trône éminent. Nous détestons ces grossières transformations et notre mission, comme un symbole de notre beauté suprême, consiste à rester inchangée et inaccessible dans l’espace et dans le temps.

Mais la prisonnière angoissée et endolorie, sans écouter la voix de la montagne, se sentant pénétrée par un horrible froid, se retourna vers le soleil qui se trouvait à l’horizon pour lui dire :

  • Oh soleil, mon père ! Ayez pitié de moi ! Rendez-moi la liberté !

 Mais le soleil, qui n’avait là ni force ni chaleur aucune, lui répondit :

  • Je ne peux rien faire contre les neiges éternelles. Même si, pour elles, l’aurore est plus récente et le crépuscule plus tardif, mes rayons, comme le granite qui les soutient, ne les feront jamais fondre.

 

 

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Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo, et publié en 1907 dans le recueil Sub Sole (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).


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