Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Créations originales et Traductions de Paul Bétous
lillo
27 janvier 2020

2 Histoires de Mer et de Morts de Baldomero Lillo (La Remorque et Sub Sole) - ILLUSTRÉES !

Publicité
Publicité
23 septembre 2019

3 Contes de Baldomero Lillo (L'Or, Les neiges éternelles et Irrédemption) - ILLUSTRÉS !

12 novembre 2018

"Le pourboire" de Baldomero Lillo

 

train

 

Traduction inédite de la nouvelle " Irredencíon " du "père du réalisme social" au Chili, Baldomero Lillo.

Vous pouvez retrouver d'autres traductions ici et vous procurer les textes imprimés et, pour certains illustrés, .

Bonnes lectures.

 

* * *

Texte au format .pdf

* * *

Il jeta un regard désespéré au cadran de sa montre et, abandonnant le comptoir, il se précipita dans sa chambre comme une trombe. Le train partait à cinq heures pétantes. Il avait, donc, tout juste le temps de se préparer. Il se lava et se parfuma d'un geste nerveux, mit sa chemise en batiste1, sa cravate en satin, et le frac flambant neuf que le couturier lui avait remis la semaine passée. Il lança un dernier regard au miroir, boutonna son sac de voyage et, s'enfonçant le haut de forme sur la tête, se retrouva en quatre bonds dans la rue. Il ne disposait que d'une demi-heure pour arriver à la gare, en périphérie de la ville poussiéreuse. Il courait sur le trottoir en regardant droit devant lui, anxieux. Mais la chance semblait lui sourire, car il trouva une voiture, en tournant le coin de la rue. Il y monta et referma la portière en criant :

  • Fouette cocher, je prends le train de cinq heures !

L'aurige2, un géant sec et décharné répondit :

  • L'affaire est pressante, patron, nous v'là très en retard.

  • Cinq pesos de pourboire, si tu arrives à temps !

Un déluge de coups de fouet et le départ soudain de la voiture annoncèrent au passager que les paroles magiques n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd. Allongé sur les coussins, il plongea la main droite dans l'une des poches du grand sac en lin, d'où il retira un élégant faire-part aux bords dorés. Il lut et relut plusieurs fois l'invitation sur laquelle son nom était tracé en toutes lettres, Octaviano Pioquinto de las Mercedes de Palomares, par une main féminine, lui semblait-il. Une note au pied précisait : « On dansera ».

Alors que la voiture roule, enveloppée d'un nuage de poussière, l'impatient voyageur ne cesse de crier, s'accrochant des pieds et des mains aux sièges déglingués :

  • Plus vite, hombre, plus vite !

De Palomares, premier vendeur de la Camelia Roja, est un brave garçon au teint hâlé, de belle stature et doté d'un corps svelte et élégant. Il était le favori de la clientèle féminine du village, qui ne voulait être servie que par lui, au grand écœurement de ses collègues qui ne pouvaient se résigner à cette préférence, injustifiée selon eux. Son habileté, son sourire de caramel et son éloquence insinuante, melliflue3 et doucereuse, faisaient des prodiges derrière le comptoir. Son tour de main était souvent remarqué par les acheteuses qui se contentaient de dire :

  • Quel voleur si effronté… mais il vous vole avec tant de grâce !

L'héritière Doña Petrolina de los Arroyos, l'une des plus importantes paroissiennes de la Camelia Roja, entra un après-midi dans le magasin, accompagnée de sa fille, la belle Conchita, tendron4 de vingt-deux printemps. Habitant un petit village des environs, elles avaient pris le train pour aller faire quelques courses, car le jour du saint de la demoiselle approchait et on le célébrait par de grandes festivités.

Pour s'occuper d'une si somptueuse cliente, le chef envoya l'indispensable De Palomares, lequel donna cette fois-ci une telle profusion de sourires et de génuflexions, prit des postures si distinguées, et déploya un tel cumul d'habiletés commerciales, que la majestueuse dame, charmée par la distinction et la finesse de ce beau garçon, dit à sa fille ces mots, qui tombèrent comme des bombes dans le magasin :

  • Conchita, n'oublie pas d'envoyer à monsieur de Palomares une invitation pour qu'il honore de sa présence notre modeste soirée.

La jeune fille sourit avec grâce et, envoyant un regard picaresque au favori, répondit :

  • Non maman, je ne l'oublierais pas.

Après avoir accompagné les femmes jusqu'au coche qui les attendait, et mis les paquets de course dans le véhicule, de Palomares reprit sa place derrière le comptoir, le visage rayonnant de bonheur. Quel triomphe que le sien ! Assister à une réception si aristocratique et coudoyer des personnalités de l'importance du Maire, du Subdélégué et du Vétérinaire.

À partir de ce jour, la prosopopée5 du beau vendeur augmenta en flèche. Les vendeurs, ses camarades, le voyant s’entraîner à différentes attitudes gracieuses, sourires et autres révérences devant les vitres de la cloison qui divisait l'arrière-boutique, étaient consumés par la jalousie. Quand il marchait, il imprimait à sa taille un balancement rythmique et ses pieds glissaient avec des compas de valse et de polka sur le plancher disjoint.

Avec la permission de son chef, qui ne pouvait rien refuser à son vendeur, il fit venir Don Tadeo, le tailleur raccommodeur qui transformait les tissus mités de la boutique en d'authentiques habits à la française, et il lui commanda la confection immédiate d'un frac pour assister à la réception. Le brave homme exécuta la commande du mieux qu'il put et livra l'habit, un véritable monument artistique, dans les temps demandés.

Les jours précédants la fête se firent interminables pour Octaviano Pioquinto de las Mercedes. Quand le postier apparaissait, il se jetait dessus pour voir si l'heureuse invitation était arrivée. Mais, ou on l'avait oublié, ou les inviteuses avaient reconsidéré leur accord, car le fait était que le billet tant attendu ne venait pas. Son inquiétude et sa confusion prirent une amplitude telle qu'il mesura distraitement plusieurs fois des varas6 de tissus de quatre-vingts centimètres au lieu des soixante-quinze centimètres maximaux autorisés par le règlement de la maison.

Tandis que l'aurige fouette impitoyablement les rosses, de Palomares, violemment secoué à l'intérieur de la voiture, essaye de deviner auquel de ses camarades appartient la main qui a caché la carte d'invitation sous les pièces de percale. Ce fut réellement un merveilleux hasard lorsque sa main droite tomba dessus alors qu'il dépliait ces tissus sur le comptoir. Ah ! Race d'envieux, ils verraient ce qu'ils allaient voir l'après-midi même si par malheur il perdait le train. Et sa voix résonne à chaque instant, impatiente :

  • Fouette cocher, fouette!

La voiture roule vertigineusement et pénètre dans la gare alors que le train s'est déjà mis en marche. Un cri de désespoir sort du véhicule, mais le conducteur écarte les rênes et dit au passager affligé :

 

  • Ne vous inquiétez pas patron. Nous le rattraperons avant qu'il n'entre dans le virage.

Les chevaux galopent, furieux, sur le chemin longeant la voie ferrée et passent devant le convoi qui monte lentement la côte raide. Les rosses éreintés s'arrêtent soudain d'un coup sec, le cocher descend du siège, ouvre la portière et dit précipitamment  :

  • Descendez, patron, courez, rattrapez-le !

De Palomares descend et s’apprête à s'élancer à travers le trou de la barrière quand l'aurige lui bloque le passage en lui disant :

  • Et la course ? Et le pourboire, patron !

Il fouille fébrilement ses poches, mais il se souvient qu'il a oublié son portefeuille et sa montre en changeant de vêtement. Alors, n'ayant pas de temps à perdre dans de vaines explications, il se débarrasse du sac de voyage et, le lançant au nez du cocher stupéfait, il franchit la barrière comme une flèche. Il atteint les rails en quatre bonds et vole sur la voie, le haut-de-forme dans les mains.

Le train avance lentement grâce à la pente. Les passagers ont sorti la tête par la fenêtre tandis que ceux du dernier wagon, le conducteur en tête, se regroupent sur la plate-forme. Cette scène semble les divertir grandement, et Palomares entend leurs éclats de rires et leurs cris d'encouragement de plus en plus clairs au fur et à mesure qu'il réduit l'écart :

 

  • Courrez, courrez ! Attention, il se rapproche !

Cette dernière phrase, qu'il ne parvient à comprendre, lui semble quelque peu incohérente, mais il corrige vite cette hypothèse en se sentant tout à coup attrapé par les basques du frac, tandis qu'une voix rauque et colérique résonne dans son dos :

  • Le pourboire, patron !

Il se retourne comme l'éclair et, d'un coup de poing dans la mandibule, il étend de tout son long le têtu automédon7. Débarrassé de l'agresseur, il se remet à courir et regagne vite le terrain perdu. En peu de temps, seuls quelques mètres le séparent du dernier wagon. Parmi les visages rieurs qui le regardent, de Palomares en voit un, charmant, de femme. Il apperçoit des yeux bleus et une petite bouche riante par éclats cristallins, qui agissent sur le voyageur en retard comme un stimulant doux et puissant. Un dernier effort et il pourrait contempler tant qu'il lui plairait la délicieuse créature. Mais, alors que s'élève du train un chœur formidable de cris et d'éclats de rire, il se sent à nouveau retenu par les queues du frac, et l'abominable : « Le pourboire patron ! » lui fustige les oreilles comme un coup de fouet. Il tourne comme une toupie et, fou de rage, se rue sur le géant. Son poing de fer cogne, telle une masse, le visage et la poitrine du collant créancier jusqu'à le renverser à moitié sonné. Il lui enroule la tête dans le poncho et, abandonnant le haut de forme qui flotte dans une eau bourbeuse, après avoir roulé dans le fossé au cours de la bagarre, il reprend bravement sa course de vitesse contre la locomotive qui halète dans la pente.

Ses jambes aux muscles d'acier l'emportent comme le vent, le sang lui bourdonne dans les oreilles et le cœur a tout l'air de vouloir s'échapper par la bouche. Le train, prêt à entrer dans le virage, a grandement diminué son allure. Plus que trois minutes avant qu'il ne redescende vertigineusement par le flanc de la montagne. C'est maintenant ou jamais ! - se dit de Palomares avant d'amasser toutes ses forces pour un suprême effort. De la dernière voiture, dont il n'est séparé que de quelques pas, partent des voix encourageantes parmi lesquelles se détache le timbre argentin de la voyageuse qui s'exclame, tapant ses menottes gantées :

  • Hourra ! Hourra !

De Palomares, les yeux injectés de sang et la respiration haletante, redouble d'efforts. Dans son dos, et s'approchant rapidement, résonne un soufflement de cochon asthmatique. Il prend instinctivement les basques du frac dans ses mains, ces maudits appendices qui prolongent si dangereusement la partie postérieure d'un individu, et les croise au-devant de la ceinture. Les passagers sont descendus sur le marchepied et l'un d'eux, habillé d'un costume de flanelles blanc, l'encourage de ses cris gutturaux en agitant une cravache imaginaire dans la main droite et en s'adressant à lui comme à un cheval de course :

  • Hue donc, hue donc !

 

De Palomares voit s 'élever un brouillard devant ses yeux, le monde tourne tout autour de lui : il allonge les bras, des mains vigoureuses l'attrapent par les poignets et le soulèvent comme une plume, mais les basques du frac, que son mouvement a libérées, doivent s'enrouler dans les roues, car une force peu commune menace de l'arracher du marchepied. Et, tandis que les mains salvatrices le soutiennent, il entend un tintamarre effrayant :

  • Lâche ! Mauvais diable ! Frappez-le d'un bon coup de pied !

Un rugissement qui semble sortir de sous la voiture : – Le pourboire… ! lui donne la clé du mystère et d'une vigoureuse secousse, il s'allège de la charge.

Alors qu'il est porté en triomphe sur la plate-forme, il jette un coup d’œil sur la voie et distingue en son centre le féroce cocher agitant quelque chose qui ressemble de loin à deux banderoles noires. De Palomares est pris d'une angoisse mortelle et, amenant promptement les mains dans son dos, il palpe épouvanté la boucle des pantalons. De l'élégant frac, de ce vêtement parfaitement abouti, il ne reste qu'un bout si rachitique et exigu que l'on peut à peine le comparer à un veston de majo8 ou de toréador. Ce désastre l'anéantit, et il se laisse conduire sans résistance par le passager en costume blanc et guêtres jaunes dans un compartiment du wagon. Il y a sur la porte un écriteau qui dit : Mister Duncan et sa fille.

La première chose que voit de Palomares en entrant dans le compartiment est la voyageuse des hourras, qui se met à rigoler de son rire mélodieux en le voyant. Couchée nonchalamment sur les coussins, des boucles d'or s'échappant de sa casquette de jockey céleste, elle lui semble la plus belle créature du monde. Il la regarde bêtement et oublie le frac, le bal de Doña Petronila et de Conchita. La miss rit et, tandis que les roses de ses joues se teignent en vif carmin, ses yeux bleus se remplissent de larmes. Mister Duncan est fou de joie. Enfin, ce spleen détestable, cette tristesse qui minait la santé de sa fille, la faisant languir de mélancolie, a abandonné sa proie, que les voyages, les distractions et toutes sortes de soins n'étaient parvenus à arracher au cours des deux années passées à lutter contre ce mal mystérieux. Celui qui a construit un tel prodige lui semble un envoyé du ciel et il ressent pour lui la plus chaleureuse des sympathies. Il voit dans l'arrogant beau garçon aux jarrets, poumons et poings d'acier, qui abat des athlètes et rattrape les trains à la course, le surhomme idéal de l'énergie et de la virilité masculine.

Le train vole en rase campagne, et, bien qu'il s'arrête dans un petit village, en face de la maison de la grande lignée de Doña Petronila de los Arroyos, nul voyageur ne descend du dernier wagon.

Le jour suivant, la Camelia Roja reçut un télégramme qui produisit dans la villa une grande excitation. La dépêche disait ainsi : « J'embarque aujourd'hui sur le Columbia pour faire un petit tour du monde. Salutations. - De Palomares ».

- - - - - - - - - - - - - - - -  - - - - - - - - -

1« Batiste »: Toile de lin très fine et d'un tissu très serré. Dictionnaire électronique de l'Académie française · 1.0.10. ATILF [CNRS/UL]. 2018. https://academie.atilf.fr/9/. Web. Novembre 2018.

2« Aurige » : ANTIQ. GRECQ. ET ROM. Conducteur de char. Dictionnaire électronique de l'Académie française · 1.0.10. ATILF [CNRS/UL]. 2018. https://academie.atilf.fr/9/. Web. Novembre 2018.

3« Melliflu, -ue ou Melliflue » : Qui distille du miel. Ne s'emploie plus guère qu'au figuré et dans un sens défavorable. Qui a la douceur du miel, doucereux. Dictionnaire électronique de l'Académie française · 1.0.10. ATILF [CNRS/UL]. 2018. https://academie.atilf.fr/9/. Web. Novembre 2018.

4« Tendron » : Bourgeon, rejeton tendre de quelques arbres, de quelques plantes. Les chèvres broutent les tendrons des arbres et des plantes. Fig. et fam., Un jeune tendron, Une jeune fille. Dictionnaire électronique de l'Académie française · 1.0.10. ATILF [CNRS/UL]. 2018. https://academie.atilf.fr/8/. Web. Novembre 2018.

5« Prosopopée » : P. méton. Discours pompeux, véhément et emphatique. Ortolang. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. 2018. http://www.cnrtl.fr/definition/prosopopée. Web. Novembre 2018.

6« Vara » : Medida de longitud que se usaba en distintas regiones de España con valores diferentes, que oscilaban entre 768 y 912 mm. (Unité de longueur qui s’utilisait dans certaines régions d’Espagne avec des valeurs différentes, qui oscillaient entre 768 et 912 mm.) Diccionario de la lengua española. Real Academia Española. 23ᵉ édition. 2017. http://dle.rae.es/?id=bMH7x5e. Web. Novembre 2018.

7« Automédon » : Vieilli et iron. Cocher de fiacre, de voiture de louage. Dictionnaire électronique de l'Académie française · 1.0.10. ATILF [CNRS/UL]. 2018. https://academie.atilf.fr/8/. Web. Novembre 2018.

8« Majo » : En los siglos XVIII y XIX, persona de las clases populares de Madrid que en su porte, acciones y vestidos afectaba libertad y guapeza. (Aux XVIIIe et XIXe siécles, personne des classes populaires de Madrid qui, par son port, ses actions et ses habits, affichait liberté et beauté.). Diccionario de la lengua española. Real Academia Española. 23ᵉ édition. 2017. http://dle.rae.es/?id=Nxznzus. Web. Novembre 2018. Attesté en français : Ortolang. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. 2018. http://www.cnrtl.fr/definition/bhvf/majo. Web. Novembre 2018.

* * *

Texte au format .pdf

* * *

13 octobre 2018

"Aiguilleurs" de Baldomero Lillo

 

rail

 

Premier jet de la traduction inédite de la nouvelle "Cambiadores" du "père du réalisme social" au Chili, Baldomero Lillo.

Vous pouvez retrouver d'autres traductions ici et vous procurer les textes imprimés et, pour certains illustrés, .

Bonnes lectures.

* * *

le texte en version .pdf

* * *

AIGUILLEURS1*

 

  • Pouvez-vous me dire qu'est-ce qu'un aiguilleur ?

  • Un aiguilleur, un aiguilleur à proprement parler, est un personnage extrêmement important pour toute ligne ferroviaire.

  • Tiens, et moi qui n'en ai toujours pas vu un seul, alors que je voyage presque toutes les semaines !

  • Eh bien, moi, j'en ai vu beaucoup, et puisque vous avez l'air curieuse de les connaître, je vais vous faire le portrait le plus fidèle possible de l’aiguilleur.

Ma sympathique amie et compagnonne de voyage laissa de côté son livre qui narrait un déraillement fantaisiste, causé par l'impéritie2 d'un aiguilleur, et se prépara à m'écouter attentivement.

  • Vous devez savoir – commençais-je en forçant la voix pour dominer le bruit du train lancé à toute vapeur -, que l'aiguilleur fait partie d'un personnel choisi et sélectionné scrupuleusement.

Et il est tout à fait naturel et logique qu'il en soit ainsi, car si la responsabilité qui affecte le télégraphiste ou le chef de gare, le conducteur ou le machiniste du train, est énorme, celle qui affecte un aiguilleur n'est pas moindre, à la différence que si les premiers commettent une erreur celle-ci peut, généralement, être réparée à temps ; alors qu'une inadvertance, une négligence de l’aiguilleur est toujours fatale, irrémédiable. Le télégraphiste peut corriger la faute dans le télégramme, le chef de gare peut donner un contrordre à un mandement erroné, et le machiniste qui ne voit pas un signal peut arrêter, s'il est encore temps, la marche du train et éviter un désastre, mais l’aiguilleur, lui, une fois la fausse manœuvre exécutée, ne peut plus revenir en arrière. Quand les roues de la locomotive mordent l'aiguille de l'embranchement, l’aiguilleur, agrippé au levier d'aiguillage, est pareil à l'artilleur qui appuie sur la détente et observe la trajectoire du projectile.

C'est pourquoi, l'aiguilleur n'est pas n'importe qui, et même si son travail, d'une extrême simplicité, ne demande pas une grande instruction, il en est suffisamment pourvu pour comprendre qu'il a entre ses mains la vie des voyageurs et qu'il lui suffit juste de basculer le levier d'aiguillage vers la droite, au lieu de la gauche, pour semer la mort et la destruction à la vitesse de l'éclair.

Le salaire qui lui est versé est en rapport avec cette responsabilité qui pèse sur lui. Il vit, donc, modestement dans une maisonnette soignée près de la ligne de chemin de fer, et ses enfants vont propres et suivent l'école. Quand il ne travaille pas, il cultive son potager et joue de la scie ou du rabot : la taverne lui est inconnue. Il a donc l'esprit toujours clair, et ni l'alcool ni la misère n'engourdissent ses facultés. Sa vue est sûre, il n'hésite pas au moment de bouger les aiguilles, et il ne s'abuse ni ne se trompe jamais.

  • Vous parlez des aiguilleurs avec beaucoup d'enthousiasme. Peut-on les voir depuis le train ?

  • Si on peut les voir ! Lorsque nous nous approcherons d'une gare, je vais vous en montrer certains, si nous n'allons pas trop vite.

  • En parlant de vitesse, pouvez-vous me dire à quoi obéit la rapidité avec laquelle nous traversons les gares ?

  • À la confiance qu'inspire à tous l'aiguilleur. Il n'y a pas d'exemple où un aiguilleur aurait été coupable d'un accident, comme celui relaté par l’écrivaillon démodé, auteur de ce livre.

  • Je chercherai à ne pas perdre l'opportunité de connaître un personnage si sympathique. Mais, veuillez bien excuser mon ignorance, y a-t-il toujours eu des aiguilleur, ou aiguilleurs comme vous les appelez ? Je trouve quand même étrange de n'avoir jamais fait attention à eux.

  • Je vais vous le dire. Il y a toujours eu des aiguilleurs, mais, et pour invraisemblable que cela puisse paraître, on ne donnait pas au métier d'aiguilleur l'importance qu'il mérite. C'est incroyable, mais certains anciens l'assurent, il fut un temps où les aiguilleurs étaient recrutés parmi les pires employés de la ligne ferroviaire. Il s'agissait presque toujours d'handicapés ou d'estropiés ayant perdu, comme garde-frein, graisseur d'aiguille ou wagonnier, un bras ou une jambe ; de braves gens si l'on veut, mais qui, du fait de leur naturel, de leur condition et du salaire misérable qu'ils recevaient, étaient en grande partie inaptes à cette tâche délicate qui exige, avant tout, de la conscience professionnelle, de la sérénité et du sang-froid.

Son salaire, rendez-vous compte, n'était que d'un peso par jour. Avec ça, lui, sa femme et les enfants devaient manger et s'habiller. Évidemment qu'avec un tel système, les accidents et les déraillements étaient extrêmement fréquents. Et je sais moi-même d’une catastrophe que m’a rapporté un ex-aiguilleur il y a quelque temps. Pour que vous compreniez bien de quoi il retourne, je vais vous relater l’événement dans ses moindres détails.

C'était à la fin du mois, en ces jours si tristes pour ceux qui touchent un petit salaire, et parmi lesquels on comptait l’aiguilleur et sa famille. Dans l'habitation, une porcherie étroite et sale, la femme, toujours de mauvaise humeur à cause de la misère et du travail excessif, rouspétait jour et nuit, pendant que les gosses haillonneux et affamés pleuraient pour demander du pain. Le mari, et père, regardait ce tableau avec une rage sourde qui lui mordait l'âme, puis il allait travailler, muet et coléreux. Il n'était pas alcoolique, mais la tristesse de son foyer, pour lequel il ne ressentait que haine et dégoût, le poussait parfois vers la taverne où il buvait pour oublier, pour s'étourdir au moins quelques heures. La nuit précédant l'accident, il but quelques verres d'eau de vie et dormit mal. Il marchait entre les embranchements, la tête lourde et la vue troublée, faisant son travail avec laisser-aller. Lorsque la sonnerie de la gare annonça l'arrivée de l'express, il se rendit sur la voie et examina les aiguilles. Elles étaient là où elles devaient être, laissant au rapide la voie libre et dégagée.

Il restait encore huit minutes avant que le train ne passe et il avait le temps de se reposer. Il faisait très chaud et ses lourdes paupières luttaient pour couvrir ses yeux ensommeillés. Un moment plus tard, il crut entendre un léger coup de sifflet et se releva à moitié sur le banc. Tout à coup, un tremblement sourd s'empara de la baraque. Il se leva apeuré, en se frottant les yeux. Il aperçut l'express devant lui, lancé à toute vitesse. Il regarda vers l'embranchement et ses cheveux se dressèrent sur la tête. Il fit un saut gigantesque et, se lançant sur le levier, le bascula d'un coup. Un cri résonna instantanément au-dessus de lui et il vit comment les roues embiellées3 de la locomotive tournaient brusquement et vertigineusement en sens inverse de la marche du convoi, faisant danser sur les rails l'énorme masse de la machine qui, malgré tout, glissa sur l'embranchement vers l'autre train, comme l'avalanche qui descend d'une montagne.

Il n'attendit pas le choc et, lâchant le levier d'aiguillage, il s'élança comme un fou à travers les terre-pleins, s'enfuyant désespérément, les mains sur les oreilles pour ne pas entendre le vacarme de la collision. Mais, malgré cette précaution, le craquement terrible du choc le rattrapa, au moment où il sautait par-dessus un fossé, et avec lui les cris et lamentations des moribonds.

Le malheureux, se réveillant à moitié endormi, avait cru voir le levier d'aiguillage vers la droite, rien de plus.

  • Oh, quelle peur m'avez-vous faite avec votre histoire. Où est-ce arrivé ?

  • Dans la gare de Tinguiririca, mais…

Un truc bizarre me coupa la parole et j’étais éjecté de mon siège comme par une catapulte. Je tombais au milieu d'un tas de valises et de sacs de voyage et, tandis que je bataillais pour me relever, j'entendis une clameur terrifiante suivie de lamentations déchirantes.

Quand, après avoir marché à quatre pattes entre les planches du wagon dépecé, je me retrouvais devant un fonctionnaire qui semblait être le chef de gare, la seule chose à lui dire qui me vint à l'esprit fut :

  • Combien gagne l’aiguilleur ?

Il me regarda avec des yeux inquiets et me répondit :

  • Il gagne pour l’instant quelques longueurs sur ses poursuivants, mais, n’ayez crainte, ils le rattraperont bientôt, car en plus d'être sourd, il est borgne, manchot, boiteux et il est plein comme une outre.

  • Malheureux – m'exclamais-je -, c'est donc le même. – Et je commençais à vociférer en montrant le poing - : C'est le type de Tinguiririca, le type de Tinguiririca !

Le chef, toujours plus inquiet, me prit par le bras et proféra :

  • Nous sommes bien à Tinguiririca, mais, permettez-moi de vous le dire, monsieur, vous devez avoir reçu un coup qui vous a secoué les neurones. Laissez-moi vous conduire à l'ambulance…

… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …

J'ouvris les yeux et la première chose que je vis furent les gros caractères de la dixième page de El Mercurio qui disaient :

« Collision de trains à Tinguiririca ».

 

..........................................................................................................................................................................................................................

1Le titre original est Cambiador, synonyme en chilien de « Guardagujas » : « Aiguilleur ». Les deux termes étant utilisés dans le texte nous écrirons « aiguilleur(s) » pour la traduction de « guardagujas » et « aiguilleur(s) », en italique, pour « cambiador(s) ».

*Toutes les notes sont du traducteur.

2« Impéritie ».Manque de connaissance et de compétence dans l'exercice d'une profession, d'une fonction. Dictionnaire électronique de l'Académie française · 1.0.10. ATILF [CNRS/UL]. 2018. https://academie.atilf.fr/9/. Web. Octobre 2018.

3Traduction de « embieladas », en espagnol, néologisme créé par Baldomero Lillo. Cependant, en français : « Embieller ». Monter et ajuster des bielles. Dictionnaire électronique de l'Académie française · 1.0.10. ATILF [CNRS/UL]. 2018. https://academie.atilf.fr/9/. Web. Octobre 2018

 

 

 

* * *

 

le texte en version .pdf

* * *

25 avril 2018

SUB-SOLE, le recueil enfin disponible dans son intégralité sur papier et gratuitement en pdf.

 

 

Couverture-BoD-page001

 

Et voilà, après des mois de boulot pour parvenir à un livre qui ressemble à quelque chose, j’ai l’honneur de vous faire parvenir par ici le recueil dans son intégralité en PDF.

 

Si vous souhaitez vous le procurer, pour la somme de 10 € hors frais de port, prévenez-moi et nous trouverons la meilleure solution pour vous le faire parvenir.

 

Et pour celleux qui ne savent pas de quoi on parle, vous pouvez lire ces contes directement sur ce blog en suivant ce chemin.

 

Je vous souhaite d’excellentes lectures,

 

!!! ILLUSTRAT-RICE/EUR-S !!!

Ces contes vous inspirent ?

Contactez-moi et nous réaliserons ensemble un beau livre illustré.

A bientôt et au plaisir de vous rencontrez

Publicité
Publicité
4 février 2018

Illustration / Offre d'emploi

Illustration / Offre d'emploi
J'ai réalisé la traduction des 6 contes de Baldomero Lillo ci-joints et je recherche maintenant des personnes intéressées pour les illustrer. En plus de la page titre, les contes sont habillés de 5 à 7 illustrations. Ceux-ci seront imprimés à la demande...
17 juillet 2016

"Veillée funèbre" de Baldomero Lillo

Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo, et publié en 1907 dans le recueil Sub Sole (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).


Ce recueil est inédit en français, c'est pourquoi j'ai lancé une campagne de financement participatif pour combler ce manque, je vous invite à y jeter un coup d’œil ici.


Et n'oubliez pas de diffuser ce message. Merci de votre soutien.

 * * *

texte en pdf

cemetery-1029777_640

Veillée funèbre

de Baldomero Lillo

 

Dans la ruelle triste et solitaire les rafales passent en sifflant. Des tourbillons de poussière se forment et pénètrent dans les chambres par les vitres cassées et les portes fissurées.

Le crépuscule recouvre les murs et les toits de sa pénombre rougissante. Un bruit lointain, rauque, comble l’espace entre deux bourrasques : c’est la voix inimitable de la mer.

Dans la petite boutique des pompes funèbres, derrière le comptoir, le visage appuyé sur les paumes des mains, la propriétaire a l’air plongée dans une profonde méditation. Face à elle, une femme vêtue de noir, le visage couvert par une mantille, parle d’une voix qui résonne dans le silence avec la tristesse cadencée d’une prière ou d’une confession.

Quelques couronnes et croix de papier crépon reposent entre les deux femmes.

La voix monotone murmure :

… Après m’avoir longuement regardée de ces yeux clairs, embués maintenant par l’agonie, elle se releva dans le lit en m’agrippant par la main, et elle me dit sur un ton que je n’oublierai jamais :

– Fais-moi la promesse de ne pas l’abandonner ! Jure-moi pour le salut de ton âme que tu seras comme une mère pour elle ! Que tu veilleras sur son innocence et son bonheur comme je l’aurais fait moi-même !

Je l’ai embrassé en pleurant, j’ai promis et juré tout ce qu’elle voulait.

(La porte tremble, secouée par une rafale de vent, les gonds lancent un grincement aigu, et la voix plaintive poursuit:)

– Elle avait à peine douze ans, elle était blonde, blanche, avait des yeux bleus si candides, si doux, comme ceux de la virjencita1 de mon autel. Travailleuse, appliquée, elle devinait mes attentes : je ne pouvais jamais rien lui reprocher et, pourtant, je la maltraitais. Petit à petit, des paroles sévères je passais insensiblement aux coups. Une haine féroce en son encontre, et contre tout ce qui provenait d’elle, se nicha dans mon cœur.

Son humilité, ses pleurs, l’expression timide de ses yeux, si résignés et suppliants, m’exaspéraient. Hors de moi, je la prenais parfois par les cheveux et la traînais sur toute la longueur de la chambre. Je m’essoufflais alors à la fracasser contre les murs et contre les meubles.

Puis, quand je la voyais aller et venir en silence, les yeux pleins de larmes, remettant à leur place les chaises renversées sur le sol, je sentais mon cœur comme enserré dans une poigne de fer. Un je ne sais quoi d’angoisse et de douleur, de tendresse et de repentir, montait du plus profond de mon être et se nouait dans ma gorge. J’éprouvais alors des envies irrésistibles de pleurer à grands cris, de lui demander pardon à genoux, de la prendre dans mes bras et de la dévorer de baisers.

(Des pas précipités passèrent devant la porte. La narratrice s’est retournée à moitié et son profil anguleux se détacha un instant de l’ombre, avant de s’éclipser immédiatement).

La maladie (la voix se fait ici opaque et tremblotante) me clouait parfois au lit pour de nombreux jours. Il fallait voir alors le soin qu’elle mettait pour s’occuper de moi ! Avec quelle sollicitude aimante elle m’aidait à changer de position ! Comme une mère pour son fils, elle m’entourait le cou de ses maigres petits bras pour que je puisse me relever.

Toujours silencieuse, elle s’occupait de tout : elle faisait les courses, allumait le feu, préparait les repas. La nuit, le moindre mouvement brusque, la plainte la plus légère qui pouvait m’échapper, et elle était déjà près de moi, me demandant de sa voix d’ange :

– Tu m’appelles maman, tu as besoin de quelque chose ?

Je la repoussais doucement mais sans lui parler. Je ne voulais pas que l’écho de ma voix trahisse l’émotion qui me saisissait. Alors, dans l’obscurité de ces longues nuits sans sommeil, un remords tenace m’assaillait et me rongeait le sang. Le parjure commis, le caractère abominable de ma conduite, m’apparaissait dans toute sa terrible nudité. Je mordais les draps pour étouffer les sanglots, j’invoquais la défunte pour lui demander pardon et je faisais d’ardentes promesses d’amendement, me condamnant, si je ne les tenais pas, aux tortures éternelles que Dieu réserve aux réprouvés.

(La vendeuse, dans la même position, écoutait les lèvres pincées, son visage immobile illuminé par la clarté ténue et indécise du crépuscule).

Mais la lumière de l’aube – poursuit l’endeuillée – et la vue de cette pâle figure, dont les yeux me regardaient avec l’humilité d’un chiot battu, envoyaient au diable toutes ces belles promesses. Regardez comme elle dissimule, l’hypocrite, me disais-je ! Tu prends plaisir à me voir souffrir, je le devine, je le lis dans tes yeux ! J’essayais en vain de résister à cet étrange et mystérieux pouvoir qui me poussait à ces actes féroces de cruauté, et qui me terrifiaient une fois satisfaits.

Je croyais voir dans sa sollicitude, dans sa soumission, dans son humilité, un reproche muet, une censure perpétuelle. Et son silence, ses pas feutrés, sa résignation pour recevoir les coups, ses aïe contenus, l’absence de plainte, de rébellion, tout cela m’amenait à imaginer autant d’autres outrages qui me remplissaient de colère à en devenir folle.

Comme je la détestais alors, mon Dieu, comme je la détestais !

(Dans le magasin désert, les ombres envahissent les recoins, effaçant les contours des objets. La noire silhouette de la femme s’agrandit et son ton acquiert de lugubres inflexions).

– C’était au début de l’hiver. Elle commença à tousser. Deux tâches rouges apparurent sur ses joues et ses yeux prirent une étincelle étrange, fébrile. Je la regardais trembler sans cesse et je me disais qu’il fallait changer ses vêtements légers par d’autres plus adaptés à la saison. Mais je ne le faisais pas… et le temps était de plus en plus rude… le soleil se voyait à peine.

(La narratrice fit une pause ; un gémissement étouffé jaillit de sa gorge, puis elle continua) :

– J’avais déjà éteint la lumière depuis longtemps. Le battement de la pluie et le mugissement du vent, qui soufflait furieusement au-dehors, m’empêchaient de dormir. Dans le lit couvert et chaud, cette musique produisait en moi une douce volupté. Une quinte de toux soudaine éclata et me sortit de cette torpeur : mes nerfs se crispèrent, et j’attendais, anxieuse, que cet insupportable bruit cesse.

Mais, à peine l’une se finissait qu’une autre, encore plus longue et plus violente, commençait. Je me réfugiais sous les couvertures, enfonçais la tête sous l’oreiller : rien à faire. Cette toux sèche, vibrante, résonnait dans mes oreilles, m’assourdissait de son martèlement continu.

Je n’ai pu résister plus longtemps et je m’assis sur le lit. Je lui criais d’une voix que la colère devait rendre terrible : Tais-toi, tais-toi misérable !

Une rumeur comprimée me répondit. Je compris qu’elle essayait d’étouffer les quintes, se couvrant la bouche avec les mains et les draps, mais la toux triomphait toujours.

Je ne sais pas comment j’avais sauté au bas du lit, mais quand mes pieds cognèrent contre la paillasse, je me penchais et cherchais en tâtonnant cette chevelure longue et dorée. Puis, l’agrippant des deux mains, je tirais furieusement dessus. Elle comprit sans doute mon intention quand nous nous sommes retrouvées près de la porte, car, pour la première fois, elle essaya de m’opposer résistance et, cherchant à se libérer, elle s’écria avec une peur indicible :

– Non, non, pardon, pardon !

Mais j’avais déjà tiré le verrou… Une rafale de vent et d’eau entra par la fente et me fouetta le visage violemment.

Agrippée à mes jambes, elle implorait d’une voix déchirante :

– Non, non maman, maman !

Je réunis mes forces et la jetai dehors. Je fermais la porte immédiatement et je retournais dans mon lit, tremblante de terreur.

(La propriétaire écoute attentive et muette, ses yeux s’animent, sous l’arcade sourcilière, lorsque la voix opaque et voilée baisse d’intensité).

Elle resta longtemps près de la porte, d’où jaillissaient ses pleurs, interrompus à chaque instant par des quintes de toux. Je croyais entendre parfois, au milieu du bruit du vent et de la pluie qui étouffait ses cris, le tremblement de ses membres et le claquement de ses dents.

Petit à petit ses mots :

– Ouvrez-moi, maman, ma petite maman ; j’ai peur maman ! s’affaiblissaient, jusqu’à s’éteindre totalement.

Je me dis : elle est allée sous l’appentis, au fond du patio, le seul endroit où elle peut s’abriter de la pluie. Le remords s’éleva alors du plus profond de ma conscience et m’accusa de sa voix effrayante :

La malédiction de Dieu va te tomber dessus, criait-elle… Tu es en train de l’assassiner ! Lève-toi et ouvre-lui !… Il est encore temps !

Cent fois j’essayais de sortir du lit, mais une force irrémédiable me retenait sous les draps, tourmentée et délirante.

Quelle affreuse nuit, mon Dieu !

(Quelque chose comme un sanglot convulsif suivi ces mots. Il y eut quelques secondes de silence, puis, une voix plus fatiguée, plus attristée continua:)

Quand je me réveillais, une grande clarté illuminait la pièce. Je me tournais vers la fenêtre et vis le ciel bleu à travers les carreaux. La bourrasque était passée et le jour se montrait splendide, plein de soleil. Je sentais mon corps douloureux, énervé par la fatigue ; la tête me pesait sur les épaules comme un énorme poids. Les idées germaient de mon cerveau abruti, comme obscurcies par la brume. J’essayais de me rappeler quelque chose, mais je n’y arrivais pas. Tout à coup, à la vue de la paillasse vide dans le coin de la chambre, ma mémoire se réveilla et me révéla d’un coup ce qui c’était passé.

Je sentis quelque chose d’oppressant se nouer dans ma gorge. Une idée horrible me perfora le cerveau, comme un fer incandescent.

Tremblante d’effroi, subissant un claquement de dents incontrôlable, je me traînais plus que je ne marchais jusqu’à la porte ; mais, tandis que je posais la main sur le verrou, une terreur invincible m’a retenue. Mon corps se plia soudainement et j’eus la vision rapide d’une chute. Quand je repris mes esprits, j’étais étendue de mon long sur les pavés. J’avais les membres meurtris, le visage et les mains couverts de sang.

Je me relevais et j’ouvris… Par manque d’appui, elle tomba dans la pièce. En boule, les jambes repliées, les mains croisées et le menton appuyé sur la poitrine, elle avait l’air de dormir. On pouvait voir sur la chemise de grandes tâches rouges. Je la lui enlevais et je l’ai mise sur mon lit. Mon Dieu, plus blanc que les draps, ce corps minuscule me semblait misérable, si décharné : ce n’était que la peau sur les os !

Le corps était parcouru par d’innombrables lignes et traits obscures. Je ne connaissais que trop bien l’origine de ces empreintes, mais je n’avais jamais imaginé qu’elles puissent être si nombreuses !

Elle reprit ses esprits petit à petit, jusqu’à ce qu’elle puisse enfin entrouvrir les yeux qui se fixèrent dans les miens. Je devinais par l’expression du regard et le mouvement des lèvres qu’elle voulait me dire quelque chose. Je me penchais jusqu’à toucher son visage puis, après avoir écouté un moment, je perçus un susurrement presque imperceptible :

– Je l’ai vu ! Tu sais ? Comme je suis heureuse ! Elle ne m’abandonnera plus maintenant, plus jamais !

(Le vent avait l’air de diminuer et le bruit de la mer résonnait plus clair et plus distinct, entre les intervalles tardifs des rafales)

Il lui prit le pouls et il l’a regardé longuement (la voix gémit).

Je le raccompagnais jusqu’au seuil et je retournais près d’elle. Les mots : hémorragie… elle a perdu beaucoup de sang… elle mourra avant la tombée de la nuit, résonnaient dans mes oreilles comme une chose lointaine, qui ne me touchait d’aucune manière. Je ne ressentais plus maintenant l’inquiétude et l’angoisse de tous les instants. J’éprouvais une grande tranquillité d’esprit. Je me disais que tout était fini et je sortis de sa housse le linceul qui m’était destiné. Je me suis ensuite assise à sa tête et j’ai immédiatement commencé le labeur de défaire les coutures, pour le raccourcir.

Plus blanche qu’un cierge, les yeux clos, elle gisait sur le dos en respirant laborieusement. La ressemblance ne m’avait jamais paru si grande qu’à ce moment-là. Les même cheveux, le même ovale du visage, la même petite bouche, la même contraction douloureuse des lèvres. Tu vas la retrouver me disais-je. Comme elles sont heureuses ! Et, persuadée que son ombre était là, à mes côtés, avec elle, je proférais : J’ai tenu mon serment, la voilà, je te la rends comme je l’ai reçu, pure, sans tâche, sanctifiée par le martyre !

Je tombais en larmes. Une désolation immense, une amertume sans limite remplit mon âme. J’entrevis avec terreur la solitude qui m’attendait. La folie prit possession de moi, je m’arrachais les cheveux, je criais atrocement, je maudis le destin… je me calmais tout à coup : elle me regardait. Je pris le linceul et, d’une voix rancunière et haineuse, je lui disais, en le lui mettant sous les yeux : Regarde ! Que penses-tu du vêtement que je suis en train de te faire ? Comme il t’ira bien ! Comme il est confortable et protecteur ! Comme il va te réchauffer quand tu seras sous terre, dans le trou que le fossoyeur est déjà en train de creuser pour toi !

Mais elle ne me répondit pas. Apeurée sans aucun doute par cet horrible costume gris, elle avait tourné la tête contre le mur. Je lui criais en vain : Ah ! Entêtée, tu t’obstines à ne pas voir ! Je t’ouvrirais les yeux par la force. Puis, lui jetant le linceul par-dessus, je la pris par le bras et la retournais d’un coup sec : elle était morte.

(Dehors, le vent souffle avec entrain. Un tourbillon de poussière entre par la porte, envahit le magasin, le plongeant dans une obscurité presque complète. Et, éteinte par le bruit des rafales, on entend par instant résonner la voix :

– Demain c’est le jour des morts et, comme toujours, les fleurs les plus fraîches et les plus belles couronnes pavoiseront sa tombe…

Tout le magasin est recouvert par les ombres. La propriétaire, le menton dans les mains, accoudée au comptoir, elle aussi pareille à une ombre, reste immobile. Le vent siffle, secoue les couronnes qui entonnent une comptine lugubre, accompagnées par les froufrous mortuaires des pétales de tissu et de papier crépon :

– Demain, c’est le jour des morts !

* * *

1La petite vierge. Diminutif familier et plein de tendresse pour parler de la Sainte Vierge.

texte en pdf

Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo, et publié en 1907 dans le recueil Sub Sole (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).


Ce recueil est inédit en français, c'est pourquoi j'ai lancé une campagne de financement participatif pour combler ce manque, je vous invite à y jeter un coup d’œil ici.


Et n'oubliez pas de diffuser ce message. Merci de votre soutien.

 

 

9 juillet 2016

L'âme de la machine de Baldomero Lillo

Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo, et publié en 1907 dans le recueil Sub Sole (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).


Ce recueil est inédit en français, c'est pourquoi j'ai lancé une campagne de financement participatif pour combler ce manque, je vous invite à y jeter un coup d’œil ici.


Et n'oubliez pas de diffuser ce message. Merci de votre soutien.

texte en pdf

tower-1212568_640

L’âme de la machine

Baldomero Lillo

De l’aube au crépuscule, la silhouette du machiniste dans son bleu de travail se détache au sommet de la plate-forme de la machine. Il travaille douze heures sans interruption.

Les ouvriers qui retirent les chariots de charbon des ascenseurs, le regardent avec une envie non dénuée d’animosité. Envie, parce que, brûlés par le soleil d’été ou détrempés par les pluies de l’hiver, ils se démènent sans relâche, poussant les lourds wagonnets depuis la margelle du puits de mine jusqu’à l’aire de stockage, tandis que lui, sous son toit de zinc, ne bouge pas et ne dépense pas plus d’énergie qu’il n’en faut pour diriger la machine.

Puis, quand les hercheurs courent et halètent dans le vague espoir d’obtenir une seconde de répit après avoir vidé le minerai, à l’envie s’ajoute l’animosité, en voyant l’ascenseur qui les attend, déjà, chargé une nouvelle fois de brouettes pleines à ras bord, alors que le regard sévère du machiniste, du haut de son poste, semble leur dire :

– Plus vite, fainéants, plus vite !

La déception, renouvelée à chaque trajet, leur fait croire que, si la tâche les détruit, la faute en revient à celui-là qui n’a qu’à étirer et contracter le bras pour les éreinter.

Ils ne pourront jamais comprendre que ce labeur, aussi insignifiant qu’il puisse leur paraître, est plus exténuant que celui du galérien attaché à son banc. Lorsque le machiniste prend de la main droite le manche d’acier gouvernant la machine, il fait instantanément partie de l’énorme et complexe organisme de fer. Son être, pensant, se transforme en automate. Son cerveau se paralyse. À la vue du cadran peint en blanc, où s’agite l’aiguille indicatrice, le présent, le passé et l’avenir sont remplacés par l’idée fixe. Ses nerfs en tension, sa pensée, tout en lui se concentre sur les chiffres qui, sur le cadran, représentent les tours de la bobine gigantesque qui enroule seize mètres de câble à chaque révolution.

Les quatorze tours nécessaires à l’ascenseur pour parcourir son trajet vertical s’effectuent en moins de vingt secondes, ainsi une seconde de distraction veut dire une révolution supplémentaire, et une révolution supplémentaire, le machiniste ne le sait que trop bien, c’est : l’ascenseur qui se fracasse là-haut, contre les poulies ; la bobine, arrachée de son axe, qui se précipite comme une avalanche que rien ne peut arrêter, tandis que les pistons, fous, cassent les bielles et font sauter les bouchons des cylindres. Tout cela peut être la conséquence de la plus petite distraction de sa part, d’une seconde d’oubli.

C’est pourquoi ses pupilles, son visage, sa pensée s’immobilisent. Il ne voit rien, n’entend rien de ce qui se passe autour de lui, si ce n’est l’aiguille qui tourne et le marteau indicateur qui cogne au-dessus de sa tête. Et cette attention ne connaît pas la trêve. À peine un ascenseur se montre par la margelle du puits de mine que deux coups de cloches lui font savoir que, en bas, l’autre attend déjà, chargé complètement. Il étire le bras, la vapeur pousse les pistons et siffle en s’échappant par les joints, la bobine enroule rapidement le fil de métal et l’aiguille du cadran tourne en s’approchant rapidement de la flèche de fin. Avant qu’elle ne la croise, il le machiniste attire vers lui la manivelle et la machine stoppe sans bruit, sans saccades, comme un cheval qui mâche bien son mort

Mais alors que le tintement du dernier signal vibre encore dans la plaque métallique, le marteau la blesse à nouveau d’un coup sec et strident à la fois. Le bras du machiniste s’allonge à nouveau sous le mandat impérieux, les engrenages rechignent, les câbles oscillent et la bobine tourne à une vitesse vertigineuse. Et les heures succèdent aux heures, le soleil monte au zénith, redescend ; l’après-midi vient puis décline et le crépuscule, surgissant au ras de l’horizon, élève et étend son immense pénombre de plus en plus vite.

Tout à coup, un sifflement assourdissant rempli l’espace. Les hercheurs lâchent les brouettes et se dressent étincelants. Le labeur du jour a pris fin. Des diverses sections annexes de la mine sortent les ouvriers en une cohue confuse. Dans leur précipitation à abandonner les ateliers, ils se pressent et se bousculent, mais pas une voix ne s’élèvent pour se plaindre ou protester : les visages sont radieux.

Petit à petit, la rumeur de leurs pas sonores s’éloigne et disparaît sur le trottoir envahi par les ombres. La mine est maintenant déserte.

Il n’y a plus que dans la cabine de la machine que l’on distingue une silhouette humaine confuse. C’est le machiniste : assis sur son trône élevé, la main droite appuyée sur la manivelle, il reste immobile dans la demi-obscurité qui l’encercle. Le labeur prenant fin, la tension de ses nerfs a cessé brusquement et il s’est écroulé sur le banc comme une masse inerte.

Un lent processus de retour à l’état normal s’opère dans son cerveau abruti. Il recouvre difficilement ses facultés annulées, atrophiées par douze heures d’obsession, d’idée fixe. L’automate redevient une nouvelle fois une créature de chair et d’os qui voit, qui entend, qui pense, qui souffre.

L’énorme mécanisme gît paralysé. Ses membres puissants, surchauffés par le mouvement, se refroidissent en produisant de légers craquements. C’est l’âme de la machine qui s’échappe par les pores du métal, pour allumer dans les ténèbres qui couvrent le haut trône de fer, les fulgurances tragiques d’une aurore toute rouge de l’horizon jusqu’au zénith.

texte en pdf

 

Ce conte a été écrit par le “père du réalisme social chilien”, Baldomero Lillo, et publié en 1907 dans le recueil Sub Sole (lisez-le en streaming et en VO ou téléchargez-le).


Ce recueil est inédit en français, c'est pourquoi j'ai lancé une campagne de financement participatif pour combler ce manque, je vous invite à y jeter un coup d’œil ici.


Et n'oubliez pas de diffuser ce message. Merci de votre soutien.

 

 

Publicité
Publicité
Publicité
Newsletter
Créations originales et Traductions de Paul Bétous
Archives
Publicité